8.5.06

2e SEMAINE : DEUX TABLEAUX SUJETS À FICTION

Voici les textes de la deuxième semaine, d'après les oeuvres de Hopper et de Matisse. L'expérience du Laboenligne se poursuit. Pour accéder à la troisième proposition d'écriture, cliquez ici.
Six textes d'après Edward Hopper...

Désir

Disons que ce serait une femme encore jeune.
Qu'elle pourrait être asise derrière une fenêtre fermée.
Fenêtre qui donne sur un paysage absent. Ou sur un ciel qui s'inscrit dans sa pensée, mais qu'elle ne voit pas encore.
Admettons qu'elle soit nue, livrant son corps au soleil, comme si elle était sur une plage déserte. Dans l'attente d'une vague, d'une voix, d'un geste sur son épaule.
Mais elle n'est pas au bord de la mer. Elle est simplement dans mon regard.
Immobile parce que je ne veux pas qu'elle se lève et disparaisse pour rejoindre l'ombre d'un mur ou la fraîcheur de l'herbe.
C'est une image du désir, semble-t-il.
Si proche que je pourrais la saisir dans mes mains.
Lui donner forme et sens dans ma chair.

Désir d'une peau nue
Qui glisse sur ma peau nue.
Comme un à-plat de couleur sur la pupille.
Un songe de lumière qui s'observe au miroir de l'oeil.

Mémoire d'une fenêtre qui s'ouvre dans le vent!

François Teyssandier

Betty, Léa, Sandy, ou une autre…

Je sais ce qu’elle pense

Il avait promis de divorcer, maintenant qu’il l’avait rencontrée. Il prétendait n’être resté jusqu’alors avec sa femme que pour les enfants, mais bien sûr leur couple était fini depuis longtemps, disait-il, et cette rencontre merveilleuse lui permettait de se libérer de l’emprise, ma chérie, qui n’avait que trop duré. Oui, il n’avait que trop tardé, assurait-il, reconnaissant complètement sa part de lâcheté, et le délice venimeux de la routine dans cette vie qui n’était plus qu’un écho de la vie, et dont il allait enfin s’affranchir. Il allait divorcer, sa décision était prise. Tu me donnes le courage, disait-il, tu me rends mon avenir. Mais que signifiaient ces aveux, toute cette contrition dont il se délectait, et les projets cotonneux dont il les assortissait ? Chaque jour, il prenait la décision, la décision ferme, il le répétait, il le rappelait au téléphone, et dans leurs étreintes aussi, mais les jours passaient, tous aussi décisifs, tous aussi dérisoires. Il m’a menti, m’a menti tout le long, du premier jour tout ça n’a été qu’un long mensonge. Tous ses cadeaux de pacotille pour me faire accepter les nuits à l’hôtel, au lieu d’une maison qui aurait été la nôtre, et où j’aurais été sa femme, sa vraie femme jusqu’au fond du lit. Et ces dîners aux chandelles, interrompus par le téléphone qui le rappelait dans cette maison qu’il prétendait ne plus supporter, et vouloir quitter à chaque instant de la nuit et du jour, pour n’être plus qu’avec moi. Mensonges ! Mensonges les lendemains, mensonges les matinées de langueur dominicale. Je n’ai rien eu d’autre que les rendez-vous entre deux rendez-vous, une vie entre deux vies, perdue à l’attendre, à le croire, à espérer. Je me suis fait avoir comme toutes les autres, voilà ! Voilà !
Oui, je sais ce qu’elle pense. Je suis certain qu’elle est encore assise dans le fauteuil, face à la fenêtre, comme je l’ai trouvée tout à l’heure en me levant. Pareillement nue, pareillement vide. Certain de la trouver comme cela, dès que j’ouvrirai cette porte, la porte de la salle de bains. Rester une seconde encore assis au bord de la baignoire… Le moment pourrait être paisible…. Mais comme cette lumière me blesse, ici dedans. Comme ce miroir est agaçant, dans cet espace trop petit. Cet hôtel est vraiment le pire de tous, elle aurait raison de le dire. Je m’y sens rétréci de partout. Il faut que je sorte de cette pièce. Mais aller la retrouver, pareille, inchangée, mutique et immobile comme un reproche ? Et comme cette porte est lourde à passer ! C’est la poignée qui me dégoûte. Ah ça oui, je sais bien ce qu’elle pense ! Il suffirait d’avoir le courage. Il suffirait juste d’avoir le courage…
Dehors, le vent agite doucement les jeunes feuilles écloses sur les branches printanières. Au-delà des toits, bien que le jour d’ocre lumineux en masque l’éclat, des myriades d’étoiles suivent des trajectoires que l’homme ne sait mesurer qu’à des échelles relatives. Souvent, les amoureux observent ces choses, et y trouvent un sens transi de bonheur. Mais en cet instant, dans cette chambre coupée en deux par la porte des amours fanées, où tout n’est que sombre contingence, le monde s’est fermé sur lui-même et plié aux contours d’un vieux fauteuil abandonné de toute parure. Il n’y a rien d’autre à faire que laisser glisser ce temps qui ne passe pas. Et puis elle se rhabillera..

Max Marcuzzi

va-et-vient

D’habitude elle part la première, une prérogative qu’elle réclame pour se donner une illusion de maîtrise, car elle sait que l’égalité est instable, qu’il faut la reconstruire continuellement. Aujourd’hui cependant, elle a ressenti une soudaine indifférence. On part, on revient, a-t-elle pensé, mais réellement on ne va nulle part. Déjà dans la rue pour venir elle avait eu l’impression de marcher sur deux chemins différents, elle avait eu peur qu’ils s’éloignent, elle s’imaginait perdue, sans destination.
Il n’a rien remarqué de sa distraction et rien ne s’est passé. C’est-à-dire, tout s’est passé normalement. Elle était juste un peu maladroite en se déshabillant, mais il l’a aidée et leurs caresses ont commencé comme ça. Si aujourd’hui il est parti le premier, c’est elle qui l’a décidé, par son indécision. Elle n’a rien à lui reprocher. Son impassibilité l’a dérouté au début, puis il a ri. Il s’est peut-être flatté de la voir rêveuse. Enfin il a dit, je dois y aller, presque en s’excusant. Lorsqu’il l’a embrassée, ses vêtements ont frotté contre sa peau d’une façon beaucoup plus impudique que son corps ne le faisait. Elle ne s’est jamais sentie plus nue.
Elle l’a vu sortir sur le trottoir. Il a hésité avant de lever les yeux pour chercher la fenêtre. Au moment où il l’a repérée, elle s’est cachée. Depuis, elle n’a pas bougé du fauteuil, d’où elle suit intensément le va-et-vient de la rue. Ses yeux sont secs, froids, comme si la vitre était devenue leur membrane conjonctivale. De temps en temps elle sent l’air sur sa peau. Elle a la sensation d’avoir un corps massif. Elle sait qu’elle devrait partir, mais n’arrive pas à se décider. Elle se promet de se rhabiller dès que la rue sera vide, quand il n’y aura aucun mouvement. Elle ne sait pas si elle est triste ou heureuse, et elle se dit que c’est peut-être ça, le plaisir. Elle imagine qu’elle pleure et que tous les gens qui s’affairent en bas sont des larmes qui coulent sur son visage.

Derek Munn

Ligature

Le square n'est pas bien grand. Deux cents mètres carrés au plus. Assise à sa fenêtre, elle regarde l'employé municipal, indifférent à l'agitation de la rue, occupé à dérouler un tuyau d'arrosage. La timide ritournelle du dévidoir n'est pas désagréable à entendre.
Il a ensuite enfilé ses gants et, avec de la ficelle fine, attaché les rosiers, serrant d'un coup sec chaque nœud. Par réflexe, elle a posé sa main sur son ventre nu à jamais vide. Elle a regardé l'arbre en fleurs, promesse d'avenir.
Une larme a coulé sur sa joue.

Luc-Michel Fouassier

J'attends

J'attends. Ca fait bientôt deux ans que j'attends, à poil devant ma fenêtre. Je connais pas Gérard Godot mais j'imagine que ceux qui l'attendaient, ont dû ressentir à peu près la même chose que moi. Qu'est-ce qu'on s'emmerde, devant une fenêtre à poil, je donne sur une impasse. La seule personne que je vois passer, c'est la mère Chat. La mère chat vient nourrir trois fois par semaine une horde de mal poilus, étiques et griffés, et elle leur parle, longuement avec parfois dans la voix des reproches. Je crois qu'elle est encore plus dingue que moi qui, depuis deux ans, du moins, n'ai pas ouvert la bouche.
C'était un matin de printemps. Il faisait légèrement beau, comprenez que la brise était douce, le soleil tamisé dans un ciel presque transparent. On venait de faire l'amour, ses yeux étaient gris, je me souviens, et il ressemblait à un chat. Pas à ceux de l'impasse, non, à un chat heureux et tranquille, gai sous le soleil renaissant. Sa mère, une encordonneuse de première, était morte aux premiers jours d'avril, une longue maladie bizarre, une sorte de sida des vieux, et surtout, surtout, le divorce avec sa femme venait d'être prononcé, elle gardait la maison avec le labrador et l’argenterie. La route était immense et vide, devant nous. C'est ce qu'il m'a dit, ça, et habille toi pendant que je vais chercher des cigarettes. Moi, j'ai traîné au lit puis je me suis assise nue devant la fenêtre, pour l'attendre, et agiter la main avec mes seins, quand je l'aurais vu arriver. Depuis, depuis deux ans donc, j'attends. J'attends, à poil devant ma fenêtre, car quoique vous en pensiez, on n’aime qu'une fois dans la vie.

Marie Chotek

Cercles

Il sortit du café en savourant le matin, l’air léger. Il reprit la rue, entra dans l’hôtel dont le couloir était toujours vide, monta les étages avec précaution et entra triomphalement dans la chambre étroite et sordide avec son plateau fumant. La jeune fille était debout au milieu de la chambre - yeux pensifs fixés vers la fenêtre, son corps ivoirin brillant entre ses longs cheveux déroulés autour d’elle - seule source de clarté dans la grisaille glauque du demi-jour encore assombrie par le papier foncé à fleurs bleues et roses. L’expression d’ombre de ses yeux noirs lui rappela soudain les tableaux d’un peintre préraphaëlite. Celui qui avait perdu sa fiancée ou sa femme ou sa Laure et avait voulu enterrer ses poèmes dans sa tombe, celui dont les tableaux répétaient à l’infini toujours un même visage, dans un ovale d’une finesse irréelle. Elle avait un peu cette forme de visage, cette peau. Peau de vagues et de dunes, d’une transparence grise et dorée comme l’aube. Fragiles traits d’oiseau dans le visage inquiet. Le violent carmin avait quitté les lèvres, leur laissant aussi une transparence de bouton de rose qui rappelait les deux autres, plus sombres, dans le corps laiteux presque vert. Elle lui rappela un autre corps de femme d’un autre pays, comme si sa mémoire elle aussi jouait à l’infini avec l’image d’un corps féminin, toujours le même, qui le hantait. Mais soudain devant ce profil ouvert et tendre face à la ville énorme qui attendait - briques noires, briques rouges - comme un piège entre les bras multiples du fleuve, il eut la sensation que les cercles désorbités de sa mémoire se perdaient et, loin d’émaner d’une figure repère, bouillonnaient inlassablement les uns des autres comme d’énormes remous charriés par des rapides. Posa le plateau. S’avança lentement, doucement vers la silhouette où se contraient l’ombre et l’aube. La couleur d’ivoire fondit sous ses doigts dans la rondeur d'une épaule, elle se retourna avec un sursaut, sourit et dit : En voilà une bonne idée, tu vas faire garçon de café alors ?

Edith Vanel
... Et deux textes d'après Matisse

Reve

Je me réveille dans la belle lumière qui envahit ma chambre, heureux, incrédule, avec une sensation de plénitude qui accélère les battements de mon coeur. La fenêtre est ouverte sur le jardin ; peu à peu, par bribes, me revient le rêve que je faisais à l'instant et je comprends que ce sentiment d'exaltation vient de lui.
Je suis assis devant un ordinateur, au bureau sans doute, mais ce n'est pas certain ; je ressens une présence féminine douce et puissante auprès de moi, ou plus précisément derrière moi. Comme à son habitude, elle observe ce que je fais. Mais oui, comme à son habitude, parce que c'est Aline, l'inspectrice de gestion qui vient de temps en temps à l'agence pour superviser nos comptes et nous former à de nouvelles techniques. Elle doit venir prochainement et je sais, sans me l'avouer, que j'en suis heureux. Je suis perplexe dans mon lit, les yeux au plafond où dansent les ombres vertes des tilleuls du jardin, perplexe car je réalise que mon ordinateur n'a pas son clavier habituel, c'est le clavier d'un immense et magnifique piano à queue et je joue, oui je joue une sonate, peut-être de Mozart ou de Haydn... C'est une musique à la fois joyeuse et ordonnée et Aline écoute intensément je le sens.
Il y a un autre personnage dans ce rêve, assis non loin de moi, tout gris. Il tousse et crache dans un bocal, indifférent comme toujours à ce qui n'est pas lui, c'est à dire, à moi. Je suis surpris d'avoir pensé "comme toujours"...Comme toujours a été mon père, présent-absent, enfermé encore plus en lui-même maintenant par sa maladie.
Et puis, je suis dans le jardin ; c'est sur un fauteuil à bascule que je suis assis, les yeux clos. Je me balance pour ressentir plus fort ce mouvement rythmé dans mes jambes et dans tout mon corps. J'ouvre les yeux et regarde autour de moi ; c'est la beauté d'un jardin de Toscane et mon fauteuil roulant a disparu ! Malgré les encouragemnts du kiné, Papa n'a jamais cru que je pourrai récupérer l'usage de mes jambes. Quand j'étais au collège, il n'a jamais cru à la force de mon désir de devenir musicien ; il a décidé que, vu mon état, un travail de bureau me conviendrait bien ; en réalité, je le sais maintenant, il n'a jamais cru en moi, c'est tout.
Mes béquilles sont là près de mon lit, il fait beau, je sens une force de géant grandir en moi... Mettre de l'ordre dans ce flot de pensées et d'émotions et, surtout, vite, passer à l'action, la mienne, enfin !

Gisèle Marsillac

Retrouvailles

Lucien en avait assez. C’était toujours la même histoire. Il n’y avait pas moyen de lire tranquille. Pourtant il était arrivé le premier. Il s’était installé dans son fauteuil préféré, près de la fenêtre, pour profiter du chant des oiseaux. Et elle était intervenue. Elle n’avait pas pu s’en empêcher. Elle était arrivée avec son sourire mi-conquérant mi-enjôleur, et s’était installée au piano. Dès les premières notes, il avait décroché. Impossible de continuer sa lecture sous ce flot d’arpèges. Cela faisait un quart d’heure qu’il butait sur la même phrase. Et sans compter les ratages, les fausses notes, qui le faisaient sursauter.

Sidonie n’était pas sûre de bien faire. Pour elle, ces moments où ils se retrouvaient tous, avec ses parents et ses frères, dans la grande propriété familiale, étaient privilégiés. Il n’y avait pas une minute à perdre, il fallait profiter pleinement de ces instants passés ensemble. Alors elle leur offrait ce qui comptait le plus pour elle : la musique. Courageusement, elle leur jouait le dernier morceau qu’elle travaillait, et elle attendait leurs commentaires. Mais elle sentait bien qu’eux ne donnaient pas le meilleur d’eux-mêmes. Lucien, le regard dans le vide, lui disait immanquablement : " oui, c’est bien… ".Hector, qui l’écoutait attentivement avec sa respiration bruyante, assis juste derrière elle, enchaînait sur une flopée d’éloges, envoyés par rafales, et qui aboutissaient toujours à la même conclusion : " Ah ! J’aimerais tant jouer comme toi ! ". Mais jamais aucun commentaire réellement valable, constructif, qui puisse l’aider à progresser. Au fond, ils ne s’intéressaient qu’à eux.

Mais ce jour-là, elle n’avait pas vu qu’Yvette, la fille des gardiens, une jeune demoiselle aux allures de garçon, s’était glissée sous la fenêtre, et brodait, tranquillement installée dans son rocking chair. C’est seulement plus tard dans la soirée, alors qu’elle profitait du tendre début de nuit estivale dans le parc, que la jeune fille s’était approchée d’elle et lui avait soufflé : " De la joie ! Il faut de la joie dans votre fugue ! Et vous verrez qu’elle décollera ! "

Catherine Daire