8.5.06

Cercles

Il sortit du café en savourant le matin, l’air léger. Il reprit la rue, entra dans l’hôtel dont le couloir était toujours vide, monta les étages avec précaution et entra triomphalement dans la chambre étroite et sordide avec son plateau fumant. La jeune fille était debout au milieu de la chambre - yeux pensifs fixés vers la fenêtre, son corps ivoirin brillant entre ses longs cheveux déroulés autour d’elle - seule source de clarté dans la grisaille glauque du demi-jour encore assombrie par le papier foncé à fleurs bleues et roses. L’expression d’ombre de ses yeux noirs lui rappela soudain les tableaux d’un peintre préraphaëlite. Celui qui avait perdu sa fiancée ou sa femme ou sa Laure et avait voulu enterrer ses poèmes dans sa tombe, celui dont les tableaux répétaient à l’infini toujours un même visage, dans un ovale d’une finesse irréelle. Elle avait un peu cette forme de visage, cette peau. Peau de vagues et de dunes, d’une transparence grise et dorée comme l’aube. Fragiles traits d’oiseau dans le visage inquiet. Le violent carmin avait quitté les lèvres, leur laissant aussi une transparence de bouton de rose qui rappelait les deux autres, plus sombres, dans le corps laiteux presque vert. Elle lui rappela un autre corps de femme d’un autre pays, comme si sa mémoire elle aussi jouait à l’infini avec l’image d’un corps féminin, toujours le même, qui le hantait. Mais soudain devant ce profil ouvert et tendre face à la ville énorme qui attendait - briques noires, briques rouges - comme un piège entre les bras multiples du fleuve, il eut la sensation que les cercles désorbités de sa mémoire se perdaient et, loin d’émaner d’une figure repère, bouillonnaient inlassablement les uns des autres comme d’énormes remous charriés par des rapides. Posa le plateau. S’avança lentement, doucement vers la silhouette où se contraient l’ombre et l’aube. La couleur d’ivoire fondit sous ses doigts dans la rondeur d'une épaule, elle se retourna avec un sursaut, sourit et dit : En voilà une bonne idée, tu vas faire garçon de café alors ?

Edith Vanel