8.5.06

Retrouvailles

Lucien en avait assez. C’était toujours la même histoire. Il n’y avait pas moyen de lire tranquille. Pourtant il était arrivé le premier. Il s’était installé dans son fauteuil préféré, près de la fenêtre, pour profiter du chant des oiseaux. Et elle était intervenue. Elle n’avait pas pu s’en empêcher. Elle était arrivée avec son sourire mi-conquérant mi-enjôleur, et s’était installée au piano. Dès les premières notes, il avait décroché. Impossible de continuer sa lecture sous ce flot d’arpèges. Cela faisait un quart d’heure qu’il butait sur la même phrase. Et sans compter les ratages, les fausses notes, qui le faisaient sursauter.

Sidonie n’était pas sûre de bien faire. Pour elle, ces moments où ils se retrouvaient tous, avec ses parents et ses frères, dans la grande propriété familiale, étaient privilégiés. Il n’y avait pas une minute à perdre, il fallait profiter pleinement de ces instants passés ensemble. Alors elle leur offrait ce qui comptait le plus pour elle : la musique. Courageusement, elle leur jouait le dernier morceau qu’elle travaillait, et elle attendait leurs commentaires. Mais elle sentait bien qu’eux ne donnaient pas le meilleur d’eux-mêmes. Lucien, le regard dans le vide, lui disait immanquablement : " oui, c’est bien… ".Hector, qui l’écoutait attentivement avec sa respiration bruyante, assis juste derrière elle, enchaînait sur une flopée d’éloges, envoyés par rafales, et qui aboutissaient toujours à la même conclusion : " Ah ! J’aimerais tant jouer comme toi ! ". Mais jamais aucun commentaire réellement valable, constructif, qui puisse l’aider à progresser. Au fond, ils ne s’intéressaient qu’à eux.

Mais ce jour-là, elle n’avait pas vu qu’Yvette, la fille des gardiens, une jeune demoiselle aux allures de garçon, s’était glissée sous la fenêtre, et brodait, tranquillement installée dans son rocking chair. C’est seulement plus tard dans la soirée, alors qu’elle profitait du tendre début de nuit estivale dans le parc, que la jeune fille s’était approchée d’elle et lui avait soufflé : " De la joie ! Il faut de la joie dans votre fugue ! Et vous verrez qu’elle décollera ! "

Catherine Daire